Page:Mirbeau - La Pipe de cidre.djvu/274

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— Eh bien ?… Qu’avez-vous ? demanda Jeanne… C’est tout ce que vous trouvez à me dire ?…

Je ne trouvais rien à dire, en effet. J’étais abasourdi, comme après un coup, une chute, un évanouissement. Jeanne s’était levée, me regardait durement. Pour la première fois, j’éprouvais en moi quelque chose de plus que de la douleur, une frénésie aiguë qui ne pouvait être que de la haine. Et, tout d’un coup, la langue déliée, le cerveau fouetté comme par des ondes de feu, je criai :

— Quinze mille francs !… Et c’est pour ça que vous avez pris toute la beauté de ma vie, que vous avez volé aux pauvres leur morceau de pain et leur part de joie !… Pour ça !… pour ça ! Allez-vous en !… Je ne veux plus vous voir !… Allez-vous en !… Je… je…

— Vous êtes un misérable ! interrompit froidement ma femme.

La secousse avait été trop violente, et j’étais trop faible pour en supporter l’atteinte. Au moment où, par un effort insensé, je tentais de me lever, pour chasser ma femme de la chambre, le ciel, la chambre, ma femme, tout, autour de moi, s’évanouit dans une blancheur morne de suaire, et je tombai lourdement sur le parquet.