Aller au contenu

Page:Mirbeau - La Pipe de cidre.djvu/61

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

qu’elle comptât plus de cinquante ans, on continuait dans le pays d’appeler la mère Goudet la belle sabotière. C’était une femme grasse, avenante et propre, rouge de visage, hardie avec les hommes, dont les yeux très noirs restaient vifs et inquiétants. Malgré son âge, elle conservait encore, dans sa mise soignée, dans ses allures provocantes, des prétentions à la jeunesse et à la beauté. On la voyait toujours riant et plaisantant, toujours en veine de propos lestes et de gaillardes aventures. Vraiment, lorsque, le dimanche, coiffée de son bonnet à fleurs et à dentelles, parée de sa robe de soie noire, les épaules drapées joliment dans un menu châle à effilés rouges et bleus, elle traversait la place, la cour Barat, la rue de l’Église, pour se rendre à la grand-messe, on pouvait dire qu’elle n’avait point volé son surnom de belle sabotière. C’était même peut-être la seule chose dont on pût dire qu’elle ne l’eût pas volée.

Dès qu’elle fut veuve, elle monta, avec l’argent gagné pendant le mariage, un cabaret qui, grâce à ses yeux, à sa belle mine polissonne, et surtout à sa peu farouche et si complaisante vertu, fut très promptement achalandé. Roubieux, un charpentier paresseux et sombre, qui passait du vivant de Goudet pour être l’amant de la belle sabotière, vint s’ins-