Page:Mirbeau - La Pipe de cidre.djvu/86

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

dain, d’inhabituel, qui barrait le ciel, qui déroutait ce néant, il ne pouvait pas ne pas le voir, et, le voyant, il ne pouvait pas ne pas y penser. Le Petit Journal lui apprit que c’était la Tour Eiffel.

Alors, son esprit travailla.

Tous les matins, avec des angoisses torturantes, il se demanda ce que c’était réellement que cette Tour Eiffel, à quoi elle pouvait servir et pourquoi elle s’appelait Eiffel. Ce fut le seul moment de sa vie où, dans son cerveau, s’agita une sorte d’intellectuel tumulte. Il eut la conscience d’une vie probable au-delà de la sienne, d’une vie possible par delà celle de sa concierge, conscience vacillante et trouble où s’ébauchèrent des formes embryonnaires et des mouvements larveux correspondant à ces formes, et des bruits inharmoniques correspondant à ces mouvements. Mais cela lui faisait mal à la tête de songer à tant de choses. Avec une terreur, il disait, le matin, aux huissiers du ministère : « J’ai encore vu la Tour Eiffel ! » Et le soir, avec la même terreur avivée par des ressouvenirs bibliques, il répétait à sa concierge : « J’ai encore vu la Tour de Babel ! » En lisant le Petit Journal, il avait, maintenant, des distractions. Plusieurs fois, il s’était arrêté dans la rue, devant une affiche ; et il avait été surpris, un jour, par l’étrangeté du regard d’un