Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/107

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

folle et déconcertante ; très souvent, même quand je pleure, même en regardant la mer, même en contemplant le soleil qui se couche sur la plaine émerveillée, je revois par un retour odieux de l’ironie qui est au fond de nos idéals, de nos rêves et de nos souffrances, je revois, sur le nez d’un vieux garde que nous avions, le père Lejars, une grosse verrue, grumeleuse et comique, avec ses quatre poils qui servaient de perchoir aux mouches… Eh bien, cette minute qui a décidé de ma vie, qui m’a coûté le repos, l’honneur, et m’a fait pareil à un chien galeux ; cette minute, j’ai beau vouloir la reconstituer, la rétablir, à l’aide d’indications physiques et d’impressions morales, je ne la retrouve pas. Ainsi, il s’est passé, dans le cours de mon existence, un événement formidable, un seul, puisque tous les autres découlent de lui, et il m’échappe absolument !… J’en ignore l’instant, le lieu, les circonstances, la raison déterminante… Alors, que sais-je de moi ?… que peuvent savoir les hommes d’eux-mêmes, s’ils sont vraiment dans l’impuissance de remonter jusqu’à la source de leurs actions ? Rien, rien, rien ! Et faudra-t-il donc expliquer les énigmes que sont les phénomènes de notre cerveau et les manifestations de notre soi-disant volonté, par la poussée de cette force aveugle et mystérieuse, la fatalité humaine ?… Mais il ne s’agit point de cela.

J’ai dit que j’avais rencontré Lirat, un soir, par hasard, je ne sais plus où, et que, tout de suite, il me