Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/123

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du cœur de l’homme, le trompe-l’œil des tendresses, le mensonge de l’idéal, le néant du plaisir… Croyant m’être arrêté à la formule d’art définitive, par laquelle j’allais étreindre mes aspirations, fixer mes rêves palpitants, vivants, sur l’épingle des mots, j’ai publié un livre dont on a parlé avec éloges et qui s’est bien vendu. Certes, j’ai été flatté de ce petit succès ; moi aussi, je m’en suis paré orgueilleusement, comme d’une chose rare, moi aussi, j’ai pris des airs supérieurs afin de mieux tromper les autres. Et, voulant me tromper moi-même, souvent, chez moi, je me suis regardé dans la glace avec une complaisance de comédien, pour découvrir en mes yeux, sur mon front, dans le port auguste de ma tête, les signes certains du génie. Hélas ! le succès m’a rendu plus pénible encore l’intime constatation de mon impuissance. Mon livre ne vaut rien ; le style en est torturé, la conception enfantine : une déclamation violente, une phraséologie absurde y remplacent l’idée. Parfois, j’en relis des passages applaudis par la critique, et j’y retrouve de tout, de l’Herbert Spencer et du Scribe, du Jean-Jacques Rousseau et du Commerson, du Victor Hugo, du Poë et de l’Eugène Chavette. De moi, dont le nom s’étale en tête du volume, sur la couverture jaune, je ne retrouve rien. Suivant les caprices de ma mémoire, les hantises de mes souvenirs, je pense avec la pensée de l’un, j’écris avec l’écriture de l’autre ; je n’ai ni pensée ni style qui m’appartiennent. Et des gens graves dont le goût est sûr, dont le jugement fait loi, ont loué ma personnalité,