Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/124

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mon originalité, l’imprévu et le raffinement de mes sensations ! Que cela est donc triste !… Où je vais ? Je l’ignore aujourd’hui, comme je l’ignorais hier. J’ai cette conviction que je ne puis être un écrivain, car l’effort dont j’étais capable, tout l’effort, je l’ai donné en cette œuvre misérable et décousue… Si j’avais, au moins, une ambition bien vulgaire, bien basse, des désirs ignobles, les seuls qui ne laissent pas de remords : l’amour de l’argent, des honneurs officiels, de la débauche !… Mais non. Une seule chose me tente à laquelle je n’atteindrai jamais : le talent… Me dire, ah ! oui… me dire : « Ce livre, ce sonnet, cette phrase sont de toi ; tu les as arrachés de ton cerveau, gonflés de ta passion, ta pensée tout entière y frémit ; elle secoue sur les pages douloureuses des morceaux de ta chair et des gouttes de ton sang ; tes nerfs y résonnent, comme les cordes du violon sous l’archet d’un divin musicien. Ce que tu as fait là est beau, est grand ! » Pour cette minute de joie suprême, je sacrifierais ma fortune, ma santé, ma vie ; je tuerais !… Et jamais je ne me dirai cela, jamais !… Ah ! l’impassible sérénité ! Ah ! l’éternel contentement de soi-même des médiocres, que je les ai enviés !… Maintenant, il me vient des rages furieuses de retourner à Saint-Michel. Je voudrais pousser la charrue dans le sillon brun, me rouler dans les jeunes luzernes, sentir les bonnes odeurs des étables, et puis, surtout, me perdre, ah ! me perdre au fond des taillis, loin, bien loin, plus loin, toujours !…

Le feu s’était éteint, et ma lampe charbonnait ; un