Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/125

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

froid, léger comme une caresse, m’envahissait les jambes, courait sur mes reins avec de petits frissons délicieux. Du dehors, aucun bruit ne m’arrivait ; la rue devenait silencieuse. Depuis longtemps déjà je n’entendais plus les lourds omnibus rouler sur la chaussée. Et la pendule sonna deux heures. Mais une paresse me retenait cloué sur mon divan : à être ainsi étendu, je jouissais d’un grand bien-être physique, dans un grand accablement moral. Je dus faire de sérieux efforts pour m’arracher à cette langueur et regagner enfin ma chambre. Il me fut impossible de m’endormir. À peine avais-je clos les paupières, qu’il me semblait que j’étais précipité dans un trou noir très profond, et brusquement, je me réveillai, haletant, la sueur au front. Je rallumai ma lampe, essayai de lire… Mon attention ne parvenait pas à se fixer sur les lignes du livre qui se dérobaient, s’entre-croisaient, se livraient, sous mes yeux, à une danse fantastique.

— Quelle vie stupide que la mienne ! pensai-je… Les jeunes gens de mon âge rient, chantent, ils sont heureux, insouciants… Pourquoi donc suis-je ainsi, rongé par d’odieuses chimères ? Qui donc m’a mis au cœur cette plaie mortelle de l’ennui et du découragement ? Devant eux, un vaste horizon, illuminé de soleil ! Moi, je marche dans la nuit, arrêté sans cesse par des murs qui me barrent la route et contre lesquels je me cogne en vain le front et les genoux… C’est qu’ils ont l’amour, peut-être !… Aimer, ah ! oui. Si je pouvais aimer !