Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/131

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que je la connaissais, moi, cette femme ?… Qu’elle eût tous les chanteurs, tous les croupiers, tous les lutteurs !… au diable !… Et je sortis, fredonnant un air gai, de l’allure dégagée d’un monsieur qui n’a aucun souci dans l’esprit… Et pourquoi en aurais-je eu, je vous le demande ?…

Je descendis les boulevards, m’arrêtant aux boutiques, flânant, malgré le soleil, un avare et pâle sourire de décembre encore imprégné de brume ; l’air était froid, piquait dur. Sur le trottoir, des femmes passaient, frileuses, enveloppées de longs manteaux de loutre, quelques-unes coiffées de petites capotes de fourrures, pareilles à celle de Juliette, et, chaque fois, j’étais intéressé par ce manteau et par cette capote. Je les regardais vraiment avec plaisir, j’aimais à les suivre de l’œil jusqu’à ce qu’ils eussent disparu dans la foule. Au coin de la rue Taitbout, je me souviens, je croisai une femme grande, mince, jolie et ressemblant à Juliette, au point que je mis la main à mon chapeau, prêt à saluer. J’eus une émotion, — oh ! ce n’était pas le coup violent au cœur, qui arrête la respiration, vous casse les veines et vous étourdit ; c’était un effleurement, une caresse, quelque chose de très doux, qui amène un sourire sur les lèvres, et dans les yeux un épanouissement… Mais cette femme n’était pas Juliette… J’en eus une sorte de dépit, et je me vengeai d’elle en la trouvant très laide… Déjà deux heures !… Si j’allais voir Lirat ?… À quoi bon ?… Le faire parler de Juliette, l’obliger à m’avouer qu’il