Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/132

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avait menti, à m’apprendre des traits d’elle, poignants, sublimes, des histoires touchantes de dévouement, de sacrifice, cela me tentait… Je réfléchis que Lirat se fâcherait, qu’il se moquerait de moi, d’elle, et je redoutais ses sarcasmes, et j’entendais déjà les mots sinistres, les phrases abominables sortir, en sifflant, du coin tordu de ses lèvres… Dans les Champs-Élysées, je hélai un fiacre, et me dirigeai vers le Bois… Pourquoi le dissimuler ?… Là, j’espérais rencontrer Juliette… Certes, je l’espérais, et, en même temps, je le craignais. De ne point la voir, je concevais que ce me serait une déception ; mais qu’elle s’étalât, comme les autres demoiselles, régulièrement, en cette foire de la galanterie, je sentais aussi que ce me serait une peine, et je ne savais ce qui l’emportait en moi, de l’espérance de l’apercevoir, ou de la crainte de la rencontrer… Il y avait peu de monde au Bois. Dans la grande allée du Lac, les voitures marchaient au pas, à une assez grande distance l’une de l’autre, les cochers hauts sur leurs sièges. Quelquefois, un coupé quittait la file espacée, tournait, disparaissait au trot de ses chevaux, entraînant, le diable sait où, un profil de femme, des faces toutes blanches et pâles, des bouts d’étoffe violente, rapidement entrevus par la glace des portières… Ma poitrine et mes tempes battaient plus vite, une impatience m’exaspérait le bout des doigts ; à force de toujours regarder dans la même direction, de sonder l’ombre des voitures, mon cou se fatiguait, s’endolorissait ; je