Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/148

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me disait-elle, en me reconduisant, tandis que Spy, qui l’avait suivie dans l’antichambre, aboyait et dansait sur ses pattes grêles d’araignée.

À peine dehors, j’eus un retour d’affection subite et violente pour Lirat, et, me reprochant de l’avoir quelque peu boudé, je résolus d’aller lui demander à dîner, le soir même. Durant le trajet de la rue Saint-Pétersbourg au boulevard de Courcelles, où Lirat demeurait, je fis d’amères réflexions. Cette visite m’avait désenchanté, je n’étais plus sous le charme du rêve et, rapidement, je retournais à la vie désolée, au nihilisme de l’amour. Ce que j’avais imaginé de Juliette était bien vague… Mon esprit, s’exaltant à sa beauté, lui prêtait des qualités morales, des supériorités intellectuelles, que je ne définissais pas, et que je me figurais extraordinaires ; de plus, Lirat, en lui attribuant, sans raison, une existence déshonorée et des goûts honteux, en avait fait une martyre véritable, et mon cœur s’était ému. Poussant plus loin la folie, je pensais que, par une irrésistible sympathie, elle me confierait ses peines, les graves et douloureux secrets de son âme ; je me voyais déjà la consolant, lui parlant de devoir, de vertu, de résignation. Enfin, je m’attendais à une série de choses solennelles et touchantes… Au lieu de cette poésie, un affreux chien qui m’aboyait aux jambes, et une femme comme les autres, sans cervelle, sans idées, uniquement occupée de plaisirs, bornant son rêve au théâtre des Variétés et aux caresses de son Spy, son Spy !… ah !