Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/167

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Mais l’évocation de la mort, plus puissante que la révélation de l’amour, persiste, et bien que j’écoute le cœur de Juliette qui bat contre le mien, régulièrement, elle ne s’évanouit qu’au jour.

Illustration de Georges Jeanniot

Que de fois, depuis, dans ses baisers de flamme, à elle, j’ai ressenti le baiser froid de la mort !… Que de fois aussi, en pleine extase, m’est apparue la soudaine et cabriolante image du chanteur des Bouffes !… Que de fois son rire obscène est-il venu couvrir les paroles ardentes de Juliette !… Que de fois l’ai-je entendu qui me disait, en balançant, au-dessus de moi, sa face horrible et ricanante : « Repais-toi de ce corps, imbécile, de ce corps souillé, profané par moi… Va ! va !… où que tu poses tes lèvres, tu respireras l’odeur impure de mes lèvres ; où que tes caresses s’égarent sur cette chair prostituée, elles se heurteront aux ordures des miennes… Va ! va !… baigne-la, ta Juliette, baigne-la, toute, dans l’eau lustrale de ton amour… Frotte-la de l’acide de ta bouche… Arrache-lui la peau avec les dents, si tu veux ; tu n’effaceras rien, jamais, car l’empreinte d’infamie dont je la marquai est ineffaçable. » Et j’avais une envie violente d’interroger Juliette sur ce chanteur, dont l’image m’obsédait. Mais je n’osais pas. Je me contentais de prendre des détours ingénieux pour savoir la vérité : souvent, dans la conversation, je jetais un nom, subitement, espérant, oui, espérant que Juliette aurait un petit sursaut, une rougeur, se troublerait et que je me dirais : « C’est lui ! » J’épuisai ainsi les