Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/173

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fuyait nous séparait davantage, nous mettait plus loin l’un de l’autre… quelques mois encore, et il ne serait plus question de Lirat dans ma vie !… J’aimerais mieux cela que de franchir ce seuil, que d’affronter ces yeux… Je répondis à Juliette :

— Lirat ?… Oui, oui… Un de ces jours, j’y pense !

— Non, non ! insista Juliette… C’est aujourd’hui… Tu le connais, tu sais comme il est méchant… Ah ! il doit en fabriquer des potins sur nous !

Il fallut bien me décider. De la rue de Balzac à la cité Rodrigues, le trajet est court. Afin de reculer le moment de cette entrevue pénible, je fis de longs détours, flânant aux étalages du faubourg Saint-Honoré. Et je songeais : « Si je n’allais pas chez Lirat !… Je dirais, en rentrant, que je l’ai vu, que nous nous sommes fâchés, j’inventerais une histoire qui me sauverait à tout jamais de cette visite. » J’eus honte de cette pensée gamine… Alors j’espérai que Lirat ne serait pas chez lui !… Avec quelle joie je roulerais ma carte et la glisserais dans le trou de la serrure !… Réconforté par cette idée, je m’engageai enfin dans la cité Rodrigues, m’arrêtai devant la porte de l’atelier… Et cette porte me parut effrayante. Néanmoins, je frappai, et, aussitôt, de l’intérieur, une voix, la voix de Lirat, répondit :

— Entrez !

Mon cœur battait, une barre de feu me traversait la gorge… Je voulus m’enfuir.

— Entrez ! répéta la voix.