Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/193

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n’entrera dans ma vie intellectuelle ; cette femme enfin qui, déjà, pèse sur mon intelligence comme une folie, sur mon cœur comme un remords, sur tout moi comme un crime ? »… J’avais des envies de fuir, de dire à Juliette : « Je sors, mais je serai revenu dans une heure, » et de ne pas rentrer dans cette maison où les plafonds m’étaient plus écrasants que des couvercles de cercueil, où l’air m’étouffait, où les choses elles-mêmes semblaient me dire : « Va-t’en. » Eh bien, non !… Je l’aimais ! Et c’était cette Juliette que j’aimais, non l’autre, qui était allée où vont les chimères !… Je l’aimais de tout ce qui faisait ma souffrance, je l’aimais de son inconscience, de ses futilités, de ce que je soupçonnais en elle de perverti ; je l’aimais de ce torturant amour des mères pour leur enfant malade, pour leur enfant bossu… Avez-vous rencontré, par un jour glacé d’hiver, avez-vous rencontré, accroupi dans l’angle d’une porte, un pauvre être dont les lèvres sont gercées, dont les dents claquent, dont la peau tremble, sous les guenilles déchirées ?… Et si vous l’avez rencontré, n’avez-vous pas été envahi par une pitié poignante, et n’avez-vous pas eu la pensée de le prendre, de le réchauffer contre vous, de lui donner à manger, de couvrir ses membres frissonnants de vêtements chauds ? J’aimais Juliette ainsi ; je l’aimais d’une pitié immense… ah ! ne riez pas !… d’une pitié maternelle, d’une pitié infinie !…

— Est-ce que nous n’allons pas sortir, mon chéri ?… Ce serait si gentil de faire un tour de Bois.