Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/196

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le chapeau renvoyé légèrement en arrière, sifflotent un air à la mode, — le refrain que, tout à l’heure, ils ont chanté aux Ambassadeurs, en s’accompagnant avec des assiettes, des verres et des carafes… La dernière lumière s’est éteinte à la façade de l’Opéra. Mais tout autour, les fenêtres des cercles et des tripots flamboient, rouges, pareilles à des bouches d’enfer. Sur la place, acculées au bord du trottoir, des voitures de remise s’alignent, lamentables et rapiécées, sur une triple file. Les cochers dormaillent, couchés sur leurs sièges ; d’autres, réunis en groupe, comiques sous des livrées de hasard, causent en mâchonnant des bouts de cigare et se racontent, avec de gros rires, les gaillardes histoires de leurs clientes. On entend sans cesse la voix criarde des vendeurs de journaux, qui passent et repassent, jetant, au milieu d’un boniment croustillant, le nom d’une femme connue, la nouvelle d’un scandale, tandis que des gamins crapuleux et sournois, glissant comme des chats entre les tables, offrent des photographies obscènes, qu’ils découvrent à demi, pour fouetter les désirs qui s’endorment, rallumer les curiosités qui s’éteignent. Et des petites filles, dont le vice précoce a déjà flétri les maigres visages d’enfant, viennent présenter des bouquets en souriant, d’un sourire équivoque, en mettant dans leurs œillades la savante et hideuse impureté des vieilles prostituées. À l’intérieur du café, toutes les tables sont prises… Pas une place vide… On boit du bout des lèvres un verre de champagne, on grignote