Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/303

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Je sortis, et je me dirigeai vers la rue de Balzac… Vraiment, je n’avais pas d’autres projets que de voir la maison de Juliette, de regarder ses fenêtres et peut-être de rencontrer Célestine ou la mère Sochard… Sur le trottoir, en face, plus de vingt fois, je passai et repassai… Les fenêtres de la salle à manger étaient ouvertes, et je distinguais les cuivres du lustre qui luisaient dans l’ombre… Au balcon, un tapis pendait… Les fenêtres de la chambre étaient fermées… Qu’y avait-il derrière les volets clos, derrière ce pan de mur blanc, impénétrable ?… Un lit pillé, saccagé, des odeurs lourdes d’amour, et deux corps vautrés qui dormaient… Le corps de Juliette… et l’autre ?… Le corps de tout le monde. Le corps que Juliette avait ramassé, au hasard, sous une table de cabaret, dans la rue !… Ils dormaient, saoulés de luxures !… La concierge vint secouer des tapis sur le trottoir ; je m’éloignai, car depuis que j’avais quitté l’appartement j’évitais le regard ironique de cette vieille femme, je rougissais chaque fois que mes yeux se croisaient avec ses deux petits yeux bouffis et méchants qui avaient l’air de se moquer de mes malheurs… Quand elle eut fini, je retournai sur mes pas, et je restai longtemps à m’irriter contre ce mur derrière lequel une chose épouvantable se passait et qui gardait la cruelle impassibilité d’un sphinx accroupi dans le ciel… Subitement, comme si la foudre était tombée sur moi, une colère folle me remua de la tête aux pieds, et sans raisonner ce que j’allais faire, sans le savoir même,