Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/31

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— Non ! non ! il ne faut pas… Plus tard ! Emporte-le…

En ce familier et rude langage, que son long dévoûment autorisait, la vieille domestique fit valoir à sa maîtresse toutes les bonnes raisons, tous les arguments dictés par son esprit pratique et son cœur simple de paysanne ; elle lui reprocha même de déserter ses devoirs ; parla d’égoïsme et déclara qu’une bonne mère qui avait de la religion, qu’une bête sauvage même, n’agiraient pas comme elle.

— Oui, conclut-elle, c’est mal… vous n’avez point déjà été si tendre avec votre mari, le pauvre homme ! S’il faut, maintenant, que vous fassiez le malheur de votre enfant !

Mais ma mère, toujours sanglotant, ne put que répéter :

— Non ! non ! il ne faut pas !… Plus tard… Emporte-le…


Ce que fut mon enfance ? Un long engourdissement. Séparé de ma mère que je ne voyais que rarement, fuyant mon père que je n’aimais point, vivant presque exclusivement, misérable orphelin, entre la vieille Marie et Félix, dans cette grande maison lugubre et dans ce grand parc désolé, dont le silence et l’abandon pesaient sur moi comme une nuit de mort, je m’ennuyais ! Oui, j’ai été cet enfant rare et maudit, l’enfant qui s’ennuie ! Toujours triste et grave, ne parlant presque jamais, je n’avais aucun des emportements, des curiosités,