Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/33

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surtout de voir pleurer le bon curé, car je ne voulais pas me faire à l’idée que ma mère fût morte et que, plus jamais, elle ne reviendrait. Durant sa maladie, on m’avait défendu de pénétrer dans sa chambre et elle était partie sans que je l’eusse embrassée !… Pouvait-elle donc m’avoir ainsi quitté ?… Vers l’âge de sept ans, comme je me portais bien, elle avait consenti à me reprendre davantage dans sa vie. C’est à partir de ce moment, surtout, que je compris que j’avais une mère et que je l’adorais. Et toute ma mère — ma mère douloureuse — ce fut pour moi ses deux yeux, ses deux grands yeux ronds, fixes, cerclés de rouge, qui pleuraient toujours sans un battement des paupières, qui pleuraient comme pleure le nuage et comme pleure la fontaine. J’avais ressenti, tout d’un coup, une douleur aiguë aux douleurs de ma mère et c’est par cette douleur que je m’étais éveillé à la vie. Je ne savais de quoi elle souffrait, mais je savais que son mal devait être horrible, à la façon dont elle m’embrassait. Elle avait eu des rages de tendresse qui m’effrayaient et m’effraient encore. En m’étreignant la tête, en me serrant le cou, en promenant ses lèvres sur mon front, mes joues, ma bouche, ses baisers s’exaspéraient et se mêlaient aux morsures, pareils à des baisers de bête ; à m’embrasser, elle mettait vraiment une passion charnelle d’amante, comme si j’eusse été l’être chimérique, adoré de ses rêves, l’être qui n’était jamais venu, l’être que son âme et que son corps désiraient. Était-il donc possible qu’elle fût morte ?