Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/51

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gens. Aussi, à notre approche, les maisons se fermaient, les paysans enterraient leurs provisions : partout des visages hostiles, des bouches hargneuses, des mains vides. Il y eut entre nous des rixes sanglantes pour un pot de rillettes découvert dans un placard, et le général fit fusiller un vieux bonhomme qui avait caché, dans son jardin, sous un tas de fumier, quelques kilogrammes de lard salé.

Illustration de Georges Jeanniot

Le 1er  novembre, nous avions marché toute la journée et, vers trois heures, nous arrivions à la gare de la Loupe. Il y eut d’abord un grand désordre, une inexprimable confusion. Beaucoup, abandonnant les rangs, se répandirent dans la ville, distante d’un kilomètre, se dispersèrent dans les cabarets voisins. Pendant plus d’une heure, les clairons sonnèrent le ralliement. Des cavaliers furent envoyés à la ville pour en ramener les fuyards et s’attardèrent à boire. Le bruit courait qu’un train formé à Nogent-le-Rotrou devait nous prendre et nous conduire à Chartres, menacé par les Prussiens, lesquels avaient, disait-on, saccagé Maintenon, et campaient à Jouy. Un employé, interrogé par notre sergent, répondit qu’il ne savait pas, qu’il n’avait entendu parler de rien. Le général, petit vieux, gros, court et gesticulant, qui pouvait à peine se tenir à cheval, galopait de droite et de gauche, voltait, roulait comme un tonneau sur sa monture et, la face violette, la moustache colère, répétait sans cesse :

— Ah ! bougre !… Ah ! bougre de bougre !…