Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/57

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douilla quelque chose, et aussitôt il se fit un grand remuement. On entendait des cliquetis de sabre ; des voix s’appelaient, se répondaient ; des officiers couraient dans toutes les directions. Et le clairon sonna. Sans rien comprendre à ce contre-ordre, il nous fallut remettre sac au dos et fusil sur l’épaule.

— En avant !… arche !…

Les membres raidis par l’immobilité, la tête bourdonnante, nous heurtant l’un à l’autre, nous reprîmes notre course haletante, sous la pluie, dans la boue, à travers la nuit… À droite et à gauche, des champs s’étendaient, noyés d’ombre, d’où s’élevaient des tignasses de pommiers, qui semblaient se tordre sur le ciel. Parfois, très loin, un chien aboyait… Puis c’étaient des bois profonds, de sombres futaies, qui montaient, de chaque côté de la route, comme des murailles. Puis des villages endormis où nos pas résonnaient plus lugubrement, où, par les fenêtres vite ouvertes et vite refermées, apparaissait la vision vague d’une forme blanche, terrifiée… Et encore des champs, et encore des bois, et encore des villages… Pas une chanson, pas une parole, un silence énorme rythmé par un sourd piétinement. Les courroies du sac m’entraient dans la chair, le fusil me faisait l’effet d’un fer rouge sur l’épaule… Un moment, je crus que j’étais attelé à une grosse voiture embourbée, chargée de pierres de taille et que des charretiers me cassaient les jambes à coups de fouet. M’arc-boutant sur mes pieds, l’échine pliée en deux, le cou tendu, étranglé