Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/61

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appesanti son horrible griffe sur ces visages émaciés, ces dos décharnés, ces membres qui pendaient, vidés de sang et de moelle. Et, en présence de ce navrement, oubliant mes propres souffrances, je m’attendris. Ainsi, trois mois avaient suffi pour terrasser ces corps robustes, domptés au travail et aux fatigues pourtant !… Trois mois ! Et ces jeunes gens qui aimaient la vie, ces enfants de la terre qui avaient grandi, rêveurs, dans la liberté des champs, confiants en la bonté de la nature nourricière, c’était fini d’eux !… Au marin qui meurt, on donne la mer pour sépulture ; il descend dans le noir éternel, au balancement de ses vagues musiciennes… Mais eux !… Encore quelques jours, peut-être, et, tout à coup, ils tomberaient, ces va-nu-pieds, la face contre le sol, dans la boue d’un fossé, charognes livrées au croc des chiens rôdeurs, au bec des oiseaux nocturnes. J’éprouvai un sentiment de si fraternelle et douloureuse commisération, que j’eusse voulu serrer tous ces tristes hommes contre ma poitrine, dans un même embrassement, et je souhaitai — ah ! avec quelle ferveur je souhaitai ! — d’avoir, comme Isis, cent mamelles de femme, gonflées de lait, pour les tendre à toutes ces lèvres exsangues… Ils entraient un par un dans la maison, et ils en ressortaient aussitôt, poursuivis par un grognement et par un juron… D’ailleurs, le chirurgien ne s’occupait pas d’eux. Très en colère, il réclamait à un infirmier sa pharmacie de campagne qui n’avait pas été retrouvée parmi les bagages.