Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/71

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temps sur place, en proie à un malaise vague, essayant de franchir par la pensée, cette terrible ligne d’horizon, au delà de laquelle s’accomplissait le secret de notre destinée. Seuls, en cet inquiétant silence, en cette immobilité sinistre, voitures et troupeaux passaient sur la route, plus nombreux, plus pressés, se hâtant davantage. Un vol de corbeaux qui venait de là-bas, noire avant-garde, tacha le ciel, grossit, s’enfla, s’allongea, tournoya, flotta au-dessus de nous comme un voile funéraire, puis disparut dans les chênes.

— Enfin, nous allons donc les voir, ces fameux Prussiens ? dit, d’une voix mal assurée, un grand diable qui était très pâle et qui, pour se donner l’air crâne d’un vieux reître, rabattit son képi sur l’oreille.

Aucun ne répondit et plusieurs s’éloignèrent. Pourtant, notre caporal haussa les épaules. C’était un tout petit homme, effronté, au visage grêlé et rempli de boutons.

— Oh moi !… fit-il.

Il expliqua sa pensée dans un geste cynique, s’assit sur la bruyère, bourra sa pipe lentement, l’alluma.

— Et puis… merde ! conclut-il, en lançant une bouffée de fumée qui s’évanouit dans l’air.


Tandis qu’une compagnie de chasseurs était dirigée vers le carrefour, afin d’y établir « les infranchissables barricades », mon régiment pénétrait dans la forêt, afin d’y abattre « le plus d’arbres qu’on pourrait ». Toutes les cognées, serpes, hachettes du pays avaient