Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/78

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haut des points noirs qui tachaient le ciel, c’étaient les corbeaux ; là-bas, sur la terre, des points noirs qui s’avançaient, grossissaient, passaient, c’étaient les mobiles fuyards ; et, de temps en temps, l’aboi éloigné des chiens qui se répondaient de l’ouest à l’est, du nord au sud, semblait la plainte des champs déserts. Les factions devaient être relevées toutes les quatre heures, mais les heures et les heures s’écoulaient, lentes, infinies, et personne ne venait me remplacer. Sans doute, on m’avait oublié. Le cœur serré, j’interrogeais l’horizon du côté des Prussiens, l’horizon du côté des Français ; je ne voyais rien, rien que cette ligne implacable et dure qui sertissait le grand ciel gris autour de moi. Depuis longtemps les corbeaux avaient cessé de voler, les mobiles de fuir. Un moment, j’aperçus une charrette qui se rapprochait du bois où j’étais, mais elle tourna par une traverse, bientôt confondue avec le gris du terrain… Pourquoi me laissait-on ainsi ? J’avais faim et j’avais froid ; mon ventre criait, mes doigts devenaient gourds… Je me hasardai à faire quelques pas sur la route ; à plusieurs reprises, j’appelai… Pas un être ne me répondit, pas une chose ne bougea… J’étais seul, bien seul, tout seul en cette plaine abandonnée et vide… Un frisson courut dans mes veines, et des larmes montèrent à mes yeux… J’appelai encore… Rien… Alors, je rentrai dans le bois et je m’assis au pied d’un chêne, mon fusil en travers de mes cuisses, l’oreille au guet, attendant… Hélas ! le jour baissa