Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/85

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pas, que j’existais… « Allons, allons ! » J’avalai en deux gorgées le reste d’eau-de-vie de ma gourde, et je me mis à marcher très vite, écrasant les mottes de terre sous mes pieds, avec rage, sifflant l’air d’une chanson de pioupiou que nous entonnions en chœur, pour tromper la longueur des étapes. Un peu calmé, je regagnai mon chêne et battis la semelle, à coups précipités, contre le tronc. J’avais besoin de ce bruit et de ce mouvement… Et voilà que je pensai à mon père, si seul dans le Prieuré. Il y avait plus de trois semaines que je n’avais reçu de lettre de lui. Ah ! comme la dernière était triste et navrante !… Il ne se plaignait de rien, mais on y sentait un découragement profond, un ennui d’être dans cette grande maison vide, et un effroi de me savoir errant, sac au dos, à travers le hasard des batailles… Pauvre père ! Il n’avait pas été heureux avec ma mère, malade, toujours irritée, qui ne l’aimait pas et ne pouvait supporter sa présence près d’elle… Et jamais, au plus fort des rebuffades et des duretés, jamais un geste de colère, jamais un mot de reproche !… Il courbait le dos, ainsi qu’un bon chien, et s’en allait… Ah ! comme je me repentais de ne l’avoir pas assez aimé. Peut-être ne m’avait-il pas élevé comme il aurait dû. Mais qu’importe ! Il avait fait ce qu’il avait pu !… Lui-même était sans expérience de la vie, sans force contre le mal, d’une bonté timide et peureuse. Et à mesure que les traits de mon père se représentaient à moi, jusque dans leurs moindres détails, le visage