Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/90

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— C’est un poète, peut-être, me disais-je, un artiste ; il est bon, puisqu’il s’attendrit.

Et, sur sa physionomie, je suivais toutes les sensations de brave homme qui l’animaient, tous les frissons, tous les délicats et mobiles reflets de son cœur ému et charmé… Il ne m’effrayait plus. Au contraire, quelque chose comme un vertige m’attirait vers lui, et je dus me cramponner à mon arbre, pour ne pas aller auprès de cet homme. J’aurais désiré lui parler, lui dire que c’était bien, de contempler le ciel ainsi, et que je l’aimais de ses extases… Mais son visage s’assombrit, une mélancolie voila ses yeux… Ah ! l’horizon qu’ils embrassaient était si loin, si loin ! Et par delà cet horizon, un autre ; et derrière cet autre, un autre encore !… Il faudrait conquérir tout cela !… Quand donc aurait-il fini de toujours pousser son cheval sur cette terre nostalgique, de toujours se frayer un chemin à travers les ruines des choses et la mort des hommes, de toujours tuer, de toujours être maudit !… Et puis, sans doute, il songeait à ce qu’il avait quitté ; à sa maison, qu’emplissait le rire de ses enfants, à sa femme, qui l’attendait en priant Dieu… Les reverrait-il jamais ?… Je suis convaincu, qu’à cette minute même, il évoquait les détails les plus fugitifs, les habitudes les plus délicieusement enfantines de son existence de là-bas… une rose cueillie, un soir, après dîner, et dont il avait orné les cheveux de sa femme, la robe que celle-ci portait quand il était parti, un nœud bleu au chapeau de sa petite fille, un cheval de bois, un