Page:Mirbeau - Le Journal d’une femme de chambre.djvu/122

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— Je parie, répétai-je férocement, que vous ne mangez pas votre furet ?…

Effaré, angoissé, mû par une mystérieuse et invincible secousse, le vieux capitaine s’était levé de son banc… Une agitation extraordinaire était en lui…

— Répétez voir un peu !… bégaya-t-il.

Pour la troisième fois, violemment, en détachant chaque mot, je dis :

— Je parie que vous ne mangez pas votre furet ?…

— Je ne mange pas mon furet ?… Qu’est-ce que vous dites ?… Vous dites que je ne le mange pas ?… Oui, vous dites cela ?… Eh bien, vous allez voir… Moi, je mange de tout…

Il empoigna le furet. Comme on rompt un pain, d’un coup sec il cassa les reins de la petite bête, et la jeta, morte sans une secousse, sans un spasme, sur le sable de l’allée, en criant à Rose :

— Tu m’en feras une gibelotte, ce soir !…

Et il courut, avec des gesticulations folles, s’enfermer dans sa maison…

Je connus là quelques minutes d’une véritable, indicible horreur. Toute étourdie encore par l’action abominable que je venais de commettre, je me levai pour partir. J’étais très pâle… Rose m’accompagna… Elle souriait :

— Je ne suis pas fâchée de ce qui vient d’arriver, me confia-t-elle… Il aimait trop son furet… Moi, je ne veux pas qu’il aime quelque chose…