Page:Mirbeau - Le Journal d’une femme de chambre.djvu/127

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vait, je ne pensais presque jamais à elle… je n’éprouvais pas le désir de la revoir… Je ne lui écrivais qu’à mes changements de place, et seulement pour lui donner mon adresse… Elle m’a tant battue… j’ai été si malheureuse avec elle, qui était toujours ivre !… Et d’apprendre, tout d’un coup, qu’elle est morte, voilà que j’ai l’âme en deuil, et que je me sens plus seule que jamais…

Et je me rappelle mon enfance avec une netteté singulière… Je revois tout des êtres et des choses parmi lesquels j’ai commencé le dur apprentissage de la vie… Il y a vraiment trop de malheur d’un côté, trop de bonheur de l’autre… Le monde n’est pas juste.

Une nuit, je me souviens — j’étais bien petite, pourtant — je me souviens que nous fûmes réveillés en sursaut par la corne du bateau de sauvetage. Oh ! ces appels dans la tourmente et dans la nuit, qu’ils sont lugubres !… Depuis la veille, le vent soufflait en tempête ; la barre du port était toute blanche et furieuse ; quelques chaloupes seulement avaient pu rentrer… Les autres, les pauvres autres se trouvaient sûrement en péril…

Sachant que le père pêchait dans les parages de l’île de Sein, ma mère ne s’inquiétait pas trop… Elle espérait qu’il avait relâché au port de l’île, comme cela était arrivé, tant de fois… Cependant, en entendant la corne du bateau de sauvetage,