Page:Mirbeau - Le Journal d’une femme de chambre.djvu/199

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bre, et, couché sur la chaise longue, près de la baie, préservé de l’air par de chaudes couvertures, il avait respiré, pendant quatre heures au moins, et délicieusement, les émanations iodées du large… Le soleil vivifiant, les bonnes odeurs marines, la plage déserte, reconquise par les pêcheurs de coquillages, le réjouissaient… Jamais, je ne l’avais vu plus gai. Et cette gaieté sur sa face décharnée où la peau, de semaine en semaine plus mince, était sur l’ossature comme une transparente pellicule, avait quelque chose de funèbre et de si pénible à voir, que, plusieurs fois, je dus sortir de la chambre, afin de pleurer librement. Il refusa que je lui lise des vers… Quand j’ouvris le livre :

— Non ! dit-il… Tu es mon poème… tu es tous mes poèmes… Et c’est bien plus beau, va !

Il lui était défendu de parler… La moindre conversation le fatiguait, et souvent amenait une crise de toux. D’ailleurs, il n’avait presque plus la force de parler. Ce qui lui restait de vie, de pensée, de volonté d’exprimer, de sensibilité, s’était concentré dans son regard devenu un foyer ardent où l’âme, sans cesse, attisait un feu d’une surprenante, d’une surnaturelle intensité… Ce soir-là, le soir du 6 octobre, il paraissait ne plus souffrir… Ah ! je le vois encore, étendu, dans son lit, la tête haute sur l’oreiller, jouant, de ses longues mains maigres, tranquillement, avec les franges bleues du rideau et me souriant, et sui-