Page:Mirbeau - Le Journal d’une femme de chambre.djvu/373

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

suis sous le coup d’une folie… je ne veux pas… je ne peux pas aimer cet homme… Non, non !… ce n’est pas possible…

Et cela est possible, pourtant… et cela est vrai… Et il faut bien, enfin, que je me l’avoue à moi-même… que je me le crie à moi-même… J’aime Joseph !…

Ah ! je comprends maintenant pourquoi il ne faut jamais se moquer de l’amour… pourquoi il y a des femmes qui se ruent, avec toute l’inconscience du meurtre, avec toute la force invincible de la nature, aux baisers des brutes, aux étreintes des monstres, et qui râlent de volupté sur des faces ricanantes de démons et de boucs…


Joseph a obtenu de Madame six jours de congé, et demain, sous prétexte d’affaires de famille, il va partir pour Cherbourg… C’est décidé ; il achètera le petit café… Seulement, pendant quelques mois, il ne l’exploitera pas lui-même. Il a quelqu’un là-bas, un ami sûr, qui s’en charge…

— Comprenez ? me dit-il… Il faut d’abord le repeindre… le remettre à neuf… qu’il soit très beau, avec sa nouvelle enseigne, en lettres dorées : « À l’Armée Française ! » … Et puis, je ne peux pas quitter ma place, encore… Ça, je ne peux pas…

— Pourquoi ça, Joseph ?…

— Parce que ça ne se peut pas, maintenant…