Page:Mirbeau - Le Journal d’une femme de chambre.djvu/427

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votre vin… C’est beaucoup trop… Mais je ne veux pas profiter de votre laideur et votre détresse.

Elle s’adoucissait… Sa voix se fit presque caressante :

— Voyez-vous, ma petite… c’est une occasion unique et que vous ne retrouverez plus… Je ne suis pas comme les autres, moi… je suis seule… je n’ai pas de famille… je n’ai personne… Ma famille, c’est ma domestique… Qu’est-ce que je lui demande à ma domestique ?… De m’aimer un peu, voilà tout… Ma domestique vit avec moi, mange avec moi… à part le vin… Ah ! je la dorlote, allez… Et puis, quand je mourrai — je suis très vieille et souvent malade — quand je mourrai, bien sûr que je n’oublierai pas celle qui m’aura été dévouée, qui m’aura bien servie… bien soignée… Vous êtes laide… très laide… trop laide… Eh ! mon Dieu, je m’habituerai à votre laideur, à votre figure… Il y en a de jolies qui sont de bien méchantes femmes et qui vous volent, c’est certain !… La laideur, c’est quelquefois une garantie de moralité, dans une maison… Vous n’amènerez pas d’hommes, chez moi, n’est-ce pas ?… Vous voyez que je sais vous rendre justice… Dans ces conditions-là, et bonne comme je suis… ce que je vous offre, ma petite… mais c’est une fortune… mieux qu’une fortune… une famille !…

Louise était ébranlée. Certainement, les paroles de la vieille faisaient chanter des espoirs inconnus