Page:Mirbeau - Le Journal d’une femme de chambre.djvu/504

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vement de pitié qui, tout d’abord, avait alarmé mon cœur ; bien mal à propos… Je pensai :

— Voici deux êtres qui vivent comme des taupes, comme des larves… Ainsi que des prisonniers volontaires, ils se sont volontairement enfermés dans la geôle de ces murs inhospitaliers… Tout ce qui fait la joie de la vie, le sourire de la maison, ils le suppriment comme du superflu. Ce qui pourrait être l’excuse de leur richesse, le pardon de leur inutilité humaine, ils s’en gardent comme d’une saleté. Ils ne laissent rien tomber de leur parcimonieuse table sur la faim des pauvres, rien tomber de leur cœur sec sur la douleur des souffrants. Ils économisent même sur le bonheur, leur bonheur à eux. Et je les plaindrais ?… Ah ! non… Ce qui leur arrive, c’est la justice. En les dépouillant d’une partie de leurs biens, en donnant de l’air aux trésors enfouis, les bons voleurs ont rétabli l’équilibre… Ce que je regrette, c’est qu’ils n’aient pas laissé ces deux êtres malfaisants, totalement nus et misérables, plus dénués que le vagabond qui, tant de fois, mendia vainement à leur porte, plus malades que l’abandonné qui agonise sur la route, à deux pas de ces richesses cachées et maudites.

Cette idée que mes maîtres auraient pu, un bissac sur le dos, traîner leurs guenilles lamentables et leurs pieds saignants par la détresse des chemins, tendre la main au seuil implacable du mauvais riche, m’enchanta et me mit en gaîté.