Page:Mirbeau - Le Journal d’une femme de chambre.djvu/519

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Maintenant, nous sommes dans le petit café… Joseph a rajeuni. Il n’est plus courbé, ni lourdaud. Et il marche d’une table à l’autre, et il trotte d’une salle dans l’autre, le jarret souple, l’échine élastique. Ses épaules qui m’effrayaient ont pris de la bonhomie ; sa nuque, parfois si terrible, a quelque chose de paternel et de reposé. Toujours rasé de frais, la peau brune et luisante ainsi que de l’acajou, coiffé d’un béret crâne, vêtu d’une vareuse bleue, bien propre, il a l’air d’un ancien marin, d’un vieux loup de mer qui aurait vu des choses extraordinaires et traversé d’extravagants pays. Ce que j’admire en lui, c’est sa tranquillité morale… Jamais plus une inquiétude dans son regard… On voit que sa vie repose sur des bases solides. Plus violemment que jamais, il est pour la famille, pour la propriété, pour la religion, pour la marine, pour l’armée, pour la patrie… Moi, il m’épate !

En nous mariant, Joseph m’a reconnu dix mille francs… L’autre jour, le commissariat maritime lui a adjugé un lot d’épaves de quinze mille francs, qu’il a payé comptant et qu’il a revendu avec un fort bénéfice. Il fait aussi de petites affaires de banque, c’est-à-dire qu’il prête de l’argent à des pêcheurs. Et déjà, il songe à s’agrandir en acquérant la maison voisine. On y installerait peut-être un café-concert…

Cela m’intrigue qu’il ait tant d’argent. Et quelle est sa fortune ?… Je n’en sais rien. Il n’aime pas