Page:Mirbeau - Le Journal d’une femme de chambre.djvu/55

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plus courbé, plus tremblant, plus vaincu que jamais…

Le curieux et le mélancolique aussi de cette histoire, c’est que, au milieu des pires récriminations de la mercière, parmi ces infamies dévoilées, ces saletés honteuses qui se colportent de bouche en bouche, de boutique en boutique, de maison en maison, je sens que, dans la ville, on jalouse les Lanlaire, plus encore qu’on les mésestime. En dépit de leur inutilité criminelle, de leur malfaisance sociale, malgré tout ce qu’ils écrasent sous le poids de leur hideux million, c’est ce million qui leur donne, quand même, une auréole de respectabilité et presque de gloire. On les salue plus bas que les autres, on les accueille avec plus d’empressement que les autres… On appelle… avec quelle complaisance servile !… la sale bicoque où ils vivent dans la crasse de leur âme, le château… À des étrangers qui viendraient s’enquérir des curiosités du pays, je suis sûre que la mercière elle-même, si haineuse, répondrait :

— Nous avons une belle église… une belle fontaine… nous avons surtout quelque chose de très beau… les Lanlaire… les Lanlaire qui possèdent un million et habitent un château… Ce sont d’affreuses gens, et nous en sommes très fiers…

L’adoration du million !… C’est un sentiment bas, commun non seulement aux bourgeois, mais