Page:Mirbeau - Le Journal d’une femme de chambre.djvu/90

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maîtres ne prennent rien chez moi… Il faudra revenir me voir…

Je rentre avec Rose qui achève de me mettre au courant de la chronique du pays… J’aurais cru que son stock d’infamies dût être épuisé… Nullement… Elle en trouve, elle en invente de nouvelles et de plus épouvantables… Ses ressources dans la calomnie sont infinies… Et sa langue va toujours, sans un arrêt… Tous et toutes y passent ou y reviennent. C’est étonnant ce qu’en quelques minutes on peut déshonorer de gens, en province… Elle me reconduit ainsi jusqu’à la grille du Prieuré… Là, elle ne peut pas se décider à me quitter… parle encore… parle sans cesse, cherche à m’envelopper, à m’étourdir de son amitié et de son dévoûment… Moi, j’ai la tête cassée par tout ce que j’ai entendu, et la vue du Prieuré me donne au cœur comme un découragement… Ah ! ces grandes pelouses sans fleurs !… Et cette immense bâtisse qui a l’air d’une caserne ou d’une prison et où il me semble que, derrière chaque fenêtre, un regard vous espionne !…

Le soleil est plus chaud, la brume a disparu, et le paysage, là bas, se fait plus net… Au delà de la plaine, sur les coteaux, j’aperçois de petits villages qui se dorent dans la lumière, égayés de toits rouges ; la rivière à travers la plaine, jaune et verte, luit çà et là en courbes argentées… Et quelques nuages décorent le ciel de leurs fresques légères et charmantes… Mais je n’éprouve aucun