Page:Mirbeau - Les Écrivains (deuxième série).djvu/196

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qui m’étaient traduites au fur et à mesure que mon ami les prononçait, par M. de Wyzewa, qui sait tous les genres de nègres, et qui, peut-être, profite de son incontrôlable savoir pour nous restituer des langues, telles qu’on ne les parle pas !…

Nous étions, tous les trois, mon ami, M. de Wyzewa et moi, assis au bord d’une rivière dahoméenne sur des sièges obligeamment prêtés par MM. Allez Frères. Il faisait très froid. Une pirogue reposait sur l’eau verdâtre, immobile et sans reflets… Et je tâchais d’évoquer les sanglants mystères de la brousse, les rudes chemins, semés d’épines où les amazones courent pieds nus, pour s’entraîner à la douleur, les plaines toutes rouges, les maisons de boue rose, les palais et les temples avec leurs toits plats, pavés de crânes humains… Mais c’était très difficile. La foule ne cessait, curieuse, indiscrète et bavarde, d’envahir les allées étroites, les petites pelouses qui entourent les architectures, d’un bel ordre barbare, dont mon ami avait la garde. Et, chaque fois qu’il apercevait un visiteur, cigarette aux lèvres, il se levait, se précipitait sur lui et criait, avec d’étranges mimiques :

— Toi, monsir, pas fumer !… Toi, monsir… si toi fumer… moi casser la gueule à monsir !…

Et les poésies sauvages et les visions rouges dont je voulais m’emplir le cerveau s’envolaient…