Page:Mirbeau - Les Écrivains (deuxième série).djvu/90

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J’ai choisi avec soin et discernement les maisons influentes et ennuyeuses où je dînais, et les salons plus ennuyeux encore où, tous les soirs, je me montrais, et aussi les opinions qui ne choquaient personne… Et je disais à tout le monde : « Je ne suis rien… Je suis un pauvre jeune homme bien gentil, bien sage, bien respectueux… Je n’ai pas de talent, et je suis très heureux… Car si j’avais du talent, je ne serais pas si gentil, si sage, si respectueux, et j’aurais, peut-être, des opinions qui risqueraient de vous choquer… Oui ! tout, plutôt que de vous choquer, de choquer quelqu’un, n’importe qui… Car on ne sait pas où ce quelqu’un et ce n’importe qui peuvent aller, les rencontres qu’ils peuvent faire… les influences secrètes qu’ils peuvent déterminer. » Et je disais encore, aux gens qui m’adressaient des compliments sur mes ouvrages : « Non… vous vous trompez, ce n’est pas bien… je n’ai pas de talent… je n’ai rien que de la gentillesse, de la sagesse, du respect, et quarante mille volumes… Je travaille beaucoup, voilà tout mon mérite… je pioche, je pioche… je suis un bûcheur… je lis mes quarante mille volumes… je fais ce que je peux… mais je ne peux rien… Ce n’est pas de ma faute. » Et je m’humiliais tant et plus, et je m’effaçais si bien que, ne portant ombrage à personne, chacun m’aimait, me poussait, et l’on se disait entre soi : « Vraiment, ce petit Houssaye est bien gentil, bien sage, bien respectueux, il ne