Page:Mirbeau - Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique, 1901.djvu/161

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

aux voltiges clownesques ont disparu. Je demande : « Et l’armée ? .. Où donc est-elle, cette armée formidable ? » Alors, on me montre des êtres déguenillés, sans armes, sans bottes, la plupart ivres d’eau-de-vie ; ils errent par les chemins et, la nuit, rançonnent le paysan, dévalisent les isbas, mendiants farouches, vagabonds des crépuscules meurtriers. Et l’on me dit tout bas : « Voilà l’armée. Il n’y en a pas d’autre. On garde dans les villes, çà et là, de beaux régiments qui dansent et jouent de la musique, mais l’armée, c’est ces pauvres diables… Il ne faut pas trop leur en vouloir d’être ainsi… Car ils ne sont pas heureux, et on ne leur donne pas toujours à manger ». Un autre m’a confessé : « Il n’y a pas d’armes, pas de munitions, pas d’approvisionnements dans les arsenaux et les magasins… On vend tout cela, le diable sait à qui, par exemple… on vend tout… ici ». J’en ai fait, d’ailleurs, l’expérience, comme tu verras. »

………………………………………………………………

… « Depuis quelques semaines, je suis l’hôte du prince Karaguine… Son château est admirable. C’est une suite de monuments imposants, de cours d’honneur, de terrasses royales et de merveilleux jardins. La vie y est active, brillante, bruyante et nombreuse comme dans une ville. Il y a des écuries pour cent chevaux, une domesticité militairement disciplinée et chamarrée ainsi que des figurants de théâtre. La cuisine y est exquise, les vins