Page:Mirbeau - Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique, 1901.djvu/162

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rares, les femmes charmantes et qui ne pensent qu’à l’amour. Les terres qui dépendent du château s’étendent, plaines et forêts, sur un espace grand comme un petit royaume. Nous chassons beaucoup, et je ne crois pas qu’il existe, quelque part en France, même chez nos plus fastueux financiers, des chasses aussi bien peuplées de tous les gibiers connus. Chaque jour, c’est un véritable massacre, une émulation de destruction, des empilements rouges de bêtes tuées. Le soir, bals, comédies, flirts enragés, fêtes nocturnes dans les parcs et dans les jardins incendiés de clartés féeriques… Et cependant, je suis triste, triste, affreusement triste. Je ne puis me faire à cette folie d’élégance, de luxe, de plaisirs continus ; elle contraste si amèrement avec cette folie de misère qui est là, à deux pas de nous. Malgré la gaieté, les griseries qui m’arrachent si violemment à moi-même, il me semble que j’entends toujours quelque chose pleurer, autour de moi… Je ne puis chasser ce remords que je sens là, sans cesse, ce remords de participer à ces ivresses faites de la torture de tout un peuple… Hier, durant la chasse, trois paysans ont été tués maladroitement : incident banal, d’ailleurs, et qui ne compte pas. On les a laissés sur place. Tandis qu’une armée de domestiques enlevaient soigneusement le gibier mort, les cadavres des trois paysans sont demeurés sur la mousse, dans la position tragique où le plomb des chasseurs les coucha. Ils ne seront