Page:Mirbeau - Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique, 1901.djvu/212

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pendant cinquante ans, entendu les mêmes stupidités… Les chênes meurent, au moins… mais les montagnes ?

Ce n’est que le soir, à l’hôtel, dans ma chambre, que je me reprends à vivre un peu, car le soir les murs s’animent… ils parlent… ils ont des voix, des voix humaines… et ces voix, enfin vibrantes, m’apportent le bruit des passions, des manies, des habitudes secrètes, des tares, des vices, des misères cachées, toutes choses par où je reconnais et par où j’entends vivre l’âme de l’homme… Non plus de l’homme en face de la montagne invisible et décevante, mais de l’homme en face de soi-même… Les murs tressaillent de toute l’humanité qu’ils abritent, et qui m’arrive, en quelque sorte, filtrée, débarrassée de ses mensonges, de ses poses… Heures précieuses qui m’arrachent à mon accablement, à ma solitude, et qui me replongent dans ce comique immense et fraternel de la vie !…

Il est dix heures. Les Tziganes ont fini de racler leurs lamentables violons. Peu à peu, le hall de l’hôtel se vide. On a baissé l’électricité, et sa lumière plus jaune brouille les pavots modern-style de la frise. Chacun rentre dans sa chambre. Ah ! les pauvres smokings, et les pauvres toilettes claires des élégantes de Toulouse, de Bordeaux ou de Leipsick ! Cela défile comme à un enterrement. Si les digestions ont été mornes et sans joie, la nuit s’apprête à être lourde et sans amour. On