Page:Mirbeau - Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique, 1901.djvu/436

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de ce qui se passe au-delà de cette neige infranchissable. Il ne reste plus de vivant, d’à peine vivant, que quelques vieillards et les femmes et les enfants terrés dans les maisons comme les marmottes dans leurs trous. Ils n’en sortent guère que pour aller, le dimanche, entendre la messe dans l’église, une sorte de petite tour carrée, qui s’ébrèche de partout, et aux flancs de laquelle se colle un appentis de bois, en forme de grange. Ah ! le son de la cloche étouffé dans la neige !

C’est là pourtant que, depuis vingt ans, habite mon ami Roger Fresselou. Une petite maison à toit plat, un petit jardin de rocs, et, comme voisins, de rudes hommes silencieux et jaloux, tristes et grognons, vêtus de bure vierge, coiffés de la bonnette, et avec qui Roger n’a que très peu de communication.

Comment s’est-il échoué là ? Comment, surtout, peut-il vivre là ? En vérité je n’en sais rien, et lui-même ne le sait pas davantage, j’imagine. Chaque fois que je lui ai demandé la raison de cet exil, il m’a répondu, en hochant la tête : « Qu’est-ce que tu veux ?… Qu’est-ce que tu veux ?… » sans s’expliquer autrement.

Chose curieuse : Roger n’a que très peu vieilli. Il n’a pas un seul cheveu gris, ni une seule ride à son visage. Mais c’est à peine si je le reconnais sous son vêtement de montagnard. Ses yeux se sont éteints ; il n’en sort aucune lueur, jamais. Et son visage a pris le ton cendreux du sol. C’est un autre