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PATERNITÉ


Dans l’atelier d’un peintre qui a obtenu une première médaille. Décor archiconnu.

Une femme — Italienne naturellement — pose, le torse nu, la tête de trois quarts, les cheveux classiquement dénoués dans un mouvement inexpressif et maniéré, et sur un fond sombre, opaque, de vieux bahut. Les lignes de son corps sont lourdes, les chairs empâtées, les seins énormes. Elle tient à la main, on ne sait en vertu de quel symbole, une orange.

Le peintre s’acharne, mécontent de son travail. Ça ne vient pas. Avec des gestes violents, il mixture d’opiniâtres et indicibles ocrosités qu’il étend ensuite délicatement sur la toile. À chaque coup de pinceau, il se renverse un peu, en arrière, pour juger de l’effet, cligne de l’œil, compare la toile au modèle, jure, souffle, et rejure.


Le peintre

Un peu plus à gauche… Na !… C’est bien… Ne bouge plus. (Il examine le modèle avec une attention pénible, puis tourne la manivelle de son chevalet). Non… un peu à droite… encore… C’est ça !… Nom d’un chien de nom d’un chien !… Ce que c’est difficile !… Non, mais ta peau, ta sacrée peau !… Tu crois peut-être que c’est commode, ta sacrée peau ! (Il va pour poser une touche, une touche décisive, comme dit M. Albert Wolff, mais il retient sa brosse… avec stupéfaction)… Mais, dis donc, ma fille… Il me semble que tes tétons ont joliment grossi… (Il prend des mesures)… C’est bien ça !… Parbleu !.. Tout fiche le camp… Ça n’est plus d’ensemble !.. Un peu plus à gauche… encore… Et comment veux-tu que je m’y retrouve ?… Tout fiche le camp !… Ça n’est plus en place !… Ah bien vrai !… Ce qu’ils ont grossi, tes tétons !… Et ce que c’est noir !… Non là, vrai !… Non d’un chien de nom d’un chien !… Et pourquoi ont-ils grossi comme ça ?…

Le modèle (d’une voix dolente)

J’sais pas ! C’est peut-être que vous les aviez pas faits assez gros !