Page:Mirbeau - Paternité, paru dans l’Écho de Paris, 1 septembre 1891.djvu/9

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Le peintre (avec une grimace)

Oui, je vois !… Mais, dis donc… il n’a point une si bonne figure, ton mari ?

Le modèle

Lui !… Ah ! bonne vierge !… Il est doux, allez !… Il n’est pas méchant !… (S’attendrissant). C’est la misère !… C’est la peine !… (Elle se rhabille à la hâte). Je vais lui parler… vous promettez… bien sûr ?

Le peintre

Je n’aime pas beaucoup ces blagues-là… Mais, enfin, je t’ai promis… Vas-y…

Le modèle

Merci !… (Elle lui envoie des baisers et sort.)

Le peintre demeure debout, contre la baie vitrée, un peu défiant et très amusé, sans une émotion pour cet être simple, sans une mélancolie, dans son âme, pour ce que la vie de ces deux malheureux pourrait lui révéler de tristesses et de ténèbres morales. L’avenue est presque déserte, en ce moment. Un fiacre qui passe, et là-bas, en face de lui, cet homme affalé sur un banc, et qui attend. C’est un grand gars, à la figure rasée, très maigre, à l’œil sombre ; l’air moitié d’un bandit, moitié d’un grand soigneur. Sous ces guenilles, il y a en lui quelque chose de noble, de théâtralement noble et aussi quelque chose de violent et de fourbe qui inquiète. Et, tout à coup, le peintre, à demi rassuré, aperçoit le modèle qui traverse l’avenue et se jette dans les bras de l’homme. Puis elle s’assoit sur le banc, près de lui. Aux premiers mots qu’elle dit, l’homme se lève, le regard colère, les poings crispés, menaçants. Mais elle continue de parler, avec des gestes qui se pressent, se succèdent, affirment et caressent. Et, peu à peu, la figure de l’homme se détend, s’adoucit, s’illumine, son regard, où quelque chose comme de l’amour, de l’admiration, de la fierté, est descendu, va, sans cesse, de sa femme à la fenêtre de l’atelier, avide de détails, plein d’interrogations confiantes. Enfin,