Page:Mirbeau - Sébastien Roch, 1890.djvu/279

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pli en moi des changements notables, et, je le crois bien, des désordres mentaux singulièrement significatifs. Mais, avant de les confesser, je veux dire deux mots de mon père.

Je sais maintenant la raison de son attitude vis-à-vis de moi, attitude qui se continua, qui se continue toujours, et qui fait que, vivant sous le même toit, nous voyant tous les jours, nous sommes aussi complètement étrangers, l’un à l’autre, que si nous ne nous étions jamais connus. Et la raison, la voici. J’étais pour mon père une vanité, la promesse d’une élévation sociale, le résumé impersonnel de ses rêves incohérents et de ses ambitions bizarres. Je n’existais pas par moi-même ; c’est lui qui existait ou plutôt réexistait par moi. Il ne m’aimait pas ; il s’aimait en moi. Si étrange que cela paraisse, je suis sûr qu’en m’envoyant au collège, mon père, de bonne foi, s’imagina y aller lui-même ; il s’imagina que c’était lui qui recueillerait le bénéfice d’une éducation qui, dans sa pensée, devait mener aux plus hautes fonctions. Du jour où rien de ce qu’il avait rêvé pour lui, et non pour moi, ne put se réaliser, je redevins ce que j’étais réellement, c’est-à-dire rien. Je n’existai plus du tout. Aujourd’hui, il a pris l’habitude de me voir à des heures à peu près fixes, et il pense que c’est là une chose toute naturelle. Mais je ne suis rien dans sa vie, rien de plus que la borne kilométrique qui est en face de notre maison, rien de plus que le coq dédoré du clocher de l’église, rien de plus que le moindre des objets inanimés dont il a l’accoutumance journalière. Évidemment, je tiens moins de place dans ses préoccupations que le cerisier du jardin qui lui