Page:Mirbeau - Sébastien Roch, 1890.djvu/291

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par la raison. Et j’ai compris que c’était absurde et vain. Ici je connais tout le monde, je pénètre chez tout le monde. Si restreinte que soit cette petite ville, elle n’en contient pas moins les éléments de l’organisme social. Je n’y ai jamais vu que des choses désespérantes et qui m’ont écœuré. Au fond, ces gens se détestent et se méprisent. Les bourgeois détestent les ouvriers, les ouvriers détestent les vagabonds ; les vagabonds cherchent plus vagabonds qu’eux pour avoir aussi quelqu’un à détester, à mépriser. Chacun s’acharne à rendre plus irréparable l’exclusivisme homicide des classes, plus étroit l’étroit espace de bagne où ils meuvent leurs chaînes éternelles. Le jour où, si ignorant que je sois, et guidé par ma seule sensitivité, j’ai voulu montrer aux malheureux l’injustice de leurs misères et leurs droits imprescriptibles à la révolte ; le jour où j’ai tenté de diriger leur haine, non plus en bas, mais en haut ; alors ils se sont méfiés, et m’ont tourné le dos, me prenant pour un être dangereux ou pour un fou. Il y a là une force d’inertie, fortifiée par des siècles et des siècles d’atavisme religieux et autoritaire, impossible à vaincre. L’homme n’aurait qu’à étendre les bras pour que ses chaînes sautent ; il n’aurait qu’à écarter les genoux pour rompre son boulet ; et ce geste libérateur, il ne le fera pas. Il est amolli, émasculé par le mensonge des grands sentiments ; il est retenu dans son abjection morale et dans sa soumission d’esclave, par le mensonge de la charité. Oh ! la charité que j’ai tant aimée, la charité qui me semblait plus qu’une vertu humaine, la directe et rayonnante émanation de l’immense amour de Dieu, la charité, voilà