Page:Mirbeau - Sébastien Roch, 1890.djvu/297

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guère, qu’il m’est impossible de partager, mais qui n’en sont pas moins fortes, au cœur grossier des multitudes. Est-ce curieux que le peuple ne vibre qu’à ces deux sentiments : le sentiment religieux, et le sentiment militaire, qui sont les plus grands ennemis de son développement moral ?… Notre maison est sens dessus dessous, et mon père, en sa qualité de premier magistrat de la commune, fort agité. On a préparé une chambre pour le colonel qu’il compte recevoir et héberger ; il a fallu changer les meubles de place, nettoyer l’escalier, astiquer la salle à manger, ratisser les allées du jardin. Depuis le matin, dès l’aube, mon père va de la mairie, où il a dû répartir les billets de logement, contrôler les sacs de pain, à la maison où il surveille le travail de la mère Cébron. Il a sorti de l’armoire le beau service de table, et commandé des provisions de bouche, extraordinairement fastueuses. Moi, j’ai fait comme beaucoup de gens qui n’ont rien à faire, je suis allé à l’entrée du bourg, sur la route de Bellême, attendre le régiment. Il y a là beaucoup de monde. M. Champier pérore dans un groupe et gesticule.

Il est venu en voisin, chaussé de pantoufles de tapisserie, et coiffé de sa calotte de velours noir. Il expose :

— Moi, ça me réjouit toujours, les militaires… Quand j’entends le tambour ou le clairon… vous me croirez, si vous voulez… eh bien, ça me fait pleurer !… L’armée, ah ! l’armée !… Il n’y a que ça !… Et la Patrie, quelle belle chose !… M. Gambetta et les révolutionnaires auront beau dire et beau faire, la Patrie sera toujours la Patrie !…