Page:Mirbeau - Sébastien Roch, 1890.djvu/303

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bourgeois, infiniment de petitesses d’esprit et de cœur, et elle ne comprend rien au mal qui me ronge. Aussi ne lui en parlé-je pas. Nous parlons de choses indifférentes et quelconques, les seules d’ailleurs dont elle puisse parler. Lorsque je veux émettre une des idées qui me tourmentent, je sens que cela l’effare, et je me tais… Oh ! n’avoir jamais près de soi un être supérieur et, à défaut de cet être rare, un cœur simple et droit, un cœur de bonté et de pitié, à qui vous puissiez vous montrer tel que vous êtes, et qui vibre à ce que vous sentez, à ce que vous pensez, qui redresse vos erreurs, vous encourage et vous dirige !… Ordinairement, la conversation roule sur les bonnes dont Mme Lecautel change tous les mois. La grande idée qui domine sa vie, c’est que, dans quelque temps, « si cela continue », il sera tout à fait impossible de s’en procurer. Là-dessus, elle brode des variations économiques qui n’en finissent plus. Et pendant que Mme Lecautel me raconte ses malheurs domestiques, je pense qu’elle paie ses bonnes douze francs par mois, qu’elle les nourrit à peine, les traite durement, militairement, leur demande toutes les soumissions blessantes, toutes les vertus désintéressées, tous les soins savants et délicats des ménagères accomplies, pour douze francs !… Je ne discute pas – à quoi bon ? – et je répète avec elle : « C’est une plaie ! » Une autre de ses grandes idées, c’est que je sois soldat. Elle ne trouve rien d’aussi beau que le métier militaire. Au fond, je crois bien que ce désir de me voir porter la capote n’est qu’un prétexte égoïste à revivre son passé brillant, à rappeler ses petites vanités anciennes, ses honneurs regrettés, les ac-