Page:Mirbeau - Sébastien Roch, 1890.djvu/321

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hauteur, de largeur et de prix. C’est là tout son bagage scientifique et sentimental. Lorsque nous sommes dans la campagne, je suis frappé par le peu d’impressions qu’il en reçoit.

« Il ne dira jamais d’une chose, par exemple, qu’elle est verte ou bleue, carrée ou pointue, molle ou dure, il dira : “Mais c’est haut, ça ! ” ou “mais c’est large, ça ! ” ou “ça doit valoir tant ! ” Un soir, nous revenions par le soleil couchant, le ciel était splendide, illuminé, embrasé, incendié de lumières rouges, braisillantes, mêlées à des traînées de soufre et de vert pâle, d’un surprenant éclat. Sous le ciel, les côteaux, les champs se tassaient, noyés de tons délicieusement imprévus et féeriques, de vapeurs colorées et mouvantes. Mon père s’arrêta longtemps à contempler le paysage occidental. Je pensai qu’il était ému et j’attendais avec curiosité le résultat de cette émotion insolite. Au bout de quelques minutes, il se tourna vers moi, et me demanda très grave : “Sébastien, dis-moi, crois-tu que les coteaux de Saint-Jacques soient aussi hauts que les côteaux de Rambure ?… Moi je crois qu’ils sont moins hauts ! ” Je ne puis me faire à ce genre de conversation. Cela m’irrite. Aussi, de temps en temps, il m’arrive de lui répondre par des monosyllabes secs. Dois-je l’avouer ? Je regrette le temps où nous vivions chacun de notre côté, sans nous parler jamais, et où nous n’étions pas plus étrangers l’un à l’autre que nous ne le sommes, maintenant que nous nous parlons. »

Au milieu de tout ce désordre de pensées et de sentiments, entre des impressions de littérature et des essais d’art parfois curieux, se mêlent sans