Page:Mirbeau - Sébastien Roch, 1890.djvu/324

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partirai ! ” Une lâcheté me retint. Dans un éclair rapide, j’entrevis l’existence horrible de la caserne, la brutalité des chefs, le despotisme barbare de la discipline, cette déchéance de l’homme réduit à l’état de bête fouaillée. Je quittai la salle, honteux de moi, laissant mon père et le négrier discuter cette infamie. Une demi-heure après, mon père me retrouva dans la rue. Il était très rouge, excité, ronchonnait en hochant la tête :

— Deux mille quatre cents francs !… Pas un sou de moins !… C’est un vol… un vol !

Toute la journée, Pervenchères a été en rumeur. Des bandes de conscrits, leurs numéros fièrement piqués à la casquette, enrubannés de nœuds flottants et de cocardes tricolores, ont parcouru les rues en chantant des chansons patriotiques. J’avise un petit garçon, fils d’un fermier de mon père, et je lui demande :

— Pourquoi chantes-tu ?

— J’sais pas… j’chante !…

— Tu es donc content d’être soldat ?…

— Non, bien sûr… J’chante parce que les autres chantent.

— Et pourquoi les autres chantent-ils ?

— J’sais pas… Parce que c’est l’habitude quand on est conscrit…

— Sais-tu bien ce que c’est que la Patrie ?

Il me regarde d’un air ahuri. Évidemment, il ne s’est jamais adressé cette question.

— Eh bien, mon garçon, la Patrie, c’est deux ou trois bandits qui s’arrogent le droit de faire de toi moins qu’un homme, moins qu’une bête, moins qu’une plante : un numéro.

Et vivement, pour donner plus de force à mon