Page:Mirbeau - Sébastien Roch, 1890.djvu/59

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se penchaient des stèles barbares, s’accroupissaient de géantes pierres, gardant le souvenir des dieux homicides qui ont régné là.

Tout le monde descendait aux côtes. Les uns s’empressaient autour des Pères qui exagéraient leurs airs fraternels et leurs allures gaies ; les autres escaladaient les fossés et lançaient des cailloux, pris d’un besoin de mouvement. Quelques-uns, bras dessus, bras dessous, chantaient des cantiques. Aucun n’adressa la parole à Sébastien qui remarqua, non sans amertume, que le jeune Père « qui devait tant l’aimer » ne lui prêtait plus la moindre attention. Sur la berge du chemin, écrasé par la désolation de l’âpre nature, dont il ne pouvait comprendre encore la farouche et mystérieuse beauté, ressaisi par ses terreurs du collège qui, bientôt, allait apparaître, là-bas dans les brumes, il marchait seul, l’âme en détresse, plus abandonné au milieu de ses camarades, que la bête vaguant à travers le silencieux infini de la lande. « Et comme nous l’aimerons », se répétait-il, dans l’espoir d’étouffer l’involontaire et persistante défiance, dont son cœur était plein, et qui lui rendait plus cruels l’inhospitalité des choses, l’indifférence de ses maîtres et le mépris ricaneur, hautain, de ses compagnons. Cette phrase qui lui revenait souvent, il croyait y démêler un sens d’hypocrite moquerie, une ironie perfide, et il se disait : « Non, ils ne m’aimeront jamais… Et comment pourraient-ils m’aimer, puisqu’ils en aiment tant déjà, qu’ils connaissent mieux que moi, tant qui ont des chevaux, des fourrures, des beaux fusils, tandis que moi, je n’ai rien ? » Il avait alors des envies violentes de s’enfuir ; à un dé-