Page:Mirbeau - Sébastien Roch, 1890.djvu/93

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la première fois, depuis qu’il était parti de Pervenchères, une voix qui lui fût douce, des paroles qui n’étaient ni des injures, ni des railleries. Et, tout d’un coup, il éprouva envers celui qui lui parlait ainsi un sentiment de tendresse, de reconnaissance profonde, l’irrésistible élan d’une âme qui se donne à une autre âme. Ému, il prit la main de Jean, la serra très fort dans la sienne, et, les yeux voilés de larmes :

— Je t’aime bien, dit-il.

— Moi aussi, je t’aime bien, répondit Jean de Kerral.

Bolorec, lui, ne parlait point, et suivait les rangs, au pas menu de ses jambes trop courtes. Très rouge, les veines du cou tendues, il gonflait ses joues en ballon et les dégonflait ensuite, d’un coup de poing, intéressé par le bruit d’explosion discrète, d’équivoque pétarade, qui sortait de ses lèvres. Entre chaque opération, il souriait, de ce sourire neutre, inquiétant ; de ce sourire qui n’exprime rien et ne s’adresse à personne, de ce sourire fixe, comme la mort en met parfois sur la bouche glacée de ses élus.

La route où ils marchaient était très large et plantée de hauts marronniers dont les branches nues se rejoignaient, s’entrecroisaient, formant, avec les filigranes des ramilles, au-dessus de leurs têtes, une voûte ajourée que le ciel décorait de ses soies gris-perle et de ses dentelles roses. Des murs en pierre sèche, rehaussés de l’or travaillé des mousses, incrustés de la délicate joaillerie des lichens et des capillaires, bordaient de chaque côté les prairies, les champs de culture, des petits champs vallonnés, séparés l’un de