Page:Mirbeau - Sébastien Roch, 1890.djvu/307

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Je n’ose pas, et puis j’éprouve vraiment des sensations singulières et compliquées.

Loin d’elle… ah ! loin d’elle !… j’ai le cœur gonflé d’une ivresse qui doit être l’amour. C’est un trouble physique qui s’empare de tout mon être, un trouble très doux et très fort, comme si la vie faisait irruption en moi. Il n’y a pas un atome de mon corps, pas une parcelle infinitésimale de mon âme qui n’en soient inondés et rafraîchis. En même temps, mes idées s’épurent et grandissent. Sans nul effort, d’un léger coup d’aile de ma pensée désentravée, j’atteins des hauteurs intellectuelles que je n’avais pas connues jusqu’ici. Il me semble que je suis le dépositaire de formes sacrées qui s’achèvent et se parfont en moi ; que toute l’humanité, qui n’est pas venue encore, s’agite en Marguerite et en moi, et qu’il ne faudrait qu’un choc de nos deux lèvres, qu’une fusion de nos deux poitrines, pour qu’elle jaillît, de nous, superbe de création, triomphante de vie. En ces moments d’exaltation, je sors, je marche, très longtemps, dans la campagne. Mes tristesses ont disparu ; tout me semble plus beau, d’une beauté surhumaine, d’une surnaturelle splendeur. Je parle aux arbres fraternels ; je chante des cantiques de joie nuptiale, aux fleurs, mes sœurs charmées. J’ai reconquis ma pureté. La force, l’espoir circulent dans mes veines, en ondes régénératrices et puissantes.

Près d’elle… ah ! près d’elle… je me sens glacé. Je la vois et mon enthousiasme s’est évanoui ; je la vois et mon cœur s’est aussitôt gonflé et refermé ; il est vide, vide de tout ce qu’il contenait de fort, de généreux, de réchauffant. Souvent même, sa